Incendies dans les Maures : un film pour témoigner, un film-témoin
Septembre 2021 • par Bernard ROMAGNAN, vice-président du Conservatoire
Par Guillaume Soulez, Professeur d’études cinématographiques et audiovisuelles à la Sorbonne-Nouvelle-Université Paris 3. (Merci à mon collègue Sébastien Layerle pour ses informations et documents qui complètent les miens)
Vous pouvez visionner le reportage sur le site dédié de l’INA, en cliquant sur le lien suivant :
« L’incendie va vers la mer », ces mots d’André Werpin dans le film, récemment élu maire en mars 1971, nous évoquent aujourd’hui les incendies de 2003, puis de cet été 2021, qui ont suivi le même chemin du vent, mais ce point commun masque d’importantes différences avec les réalités et les images d’aujourd’hui. Incendies dans les Maures, reportage expérimental en Super 8 (au départ un format amateur), n’avait pas nécessairement vocation à être diffusé (même si des droits antenne sont envisagés dans une fiche interne) : il est issu d’un « atelier Super 8 », qui existait depuis 1967 au moins au sein d’une unité de production originale de l’ORTF, le Service de la Recherche (désormais SR), dirigé par Pierre Schaeffer, et bénéficiant d’une large autonomie dans ses choix de sujet et de forme audiovisuelle (Les Shadoks et le magazine culturel Un certain regard sont parmi les émissions les plus connues du SR).
Le réalisateur, Jean Paul Alphen, né en 1911, est un professionnel aguerri (ancien directeur de la photographie de Jean Vigo et Jean Renoir) et il fait partie des cinéastes pionniers qui voient dans le Super 8 l’occasion de renouveler les formes cinématographiques, démarche qui va prendre une forme militante après Mai-68. On peut penser, à titre de comparaison, à la manière dont certains réalisateurs danois du milieu des années 1990 ont voulu revenir à une forme de naturel dans la fiction (pas d’éclairage artificiel par exemple) grâce aux petites caméras numériques (DV, digital video) au sein du mouvement du Dogme95 (Lars von Trier, Thomas Vinterberg…). Alphen est l’auteur d’une note pour le SR consacrée à la « miniaturisation du matériel de prise de vues cinématographiques » (début 1967) et d’une « Enquête super 8 – possibilités d’utilisation par et pour le SR » (début 1969, avec Pierre Mandrin, du SR, qui assure le montage du film). Ce n’est donc pas un cinéaste qui profite simplement d’un dispositif de collaboration entre cinéma et télévision autour du Super 8 (le montage et le mixage sont assurés, comme l’indique le générique de fin, par le SR) – dispositif de travail qui perdure jusqu’en 1974 (fin de l’ORTF) et sera repris par l’INA ultérieurement – mais un acteur important de la discussion sur les « nouvelles technologies » de l’époque (il publie deux articles sur le sujet dans la presse professionnelle). Pierre Bonte, lui, est à l’époque un journaliste de radio très connu, passionné par la vie des villages, qui anime Bonjour Monsieur le Maire sur Europe 1 depuis 1959… (il fera partie du Petit Rapporteur sur TF1 en 1975/76). Passionné des bustes de Marianne, on n’est pas étonné d’en retrouver un dans le film, au sommet du monument du centenaire de la Révolution sur la place de l’Hôtel de Ville.
Conformément au générique (« enquête réalisée en 1970/71 »), on distingue (en fonction des vêtements, de la végétation et de la lumière) au moins deux moments de tournage, l’un, sans doute l’hiver 1970, qui filme les dégâts du deuxième incendie d’octobre, l’autre sans doute au printemps 1971, avec un matériel plus abouti qui permet la synchronisation du micro avec la caméra (avec un fil) pour les entretiens in situ (comme avec André Werpin). D’autres passages superposent des plans pris dans les collines (la légèreté de la Super 8 facilite les choses) avec des enregistrements audio (fait avec un magnétophone Nagra), comme pour Louis Perrin par exemple. Même s’il dispose d’un générique, et d’une réalisation aboutie, le film n’a pas une qualité technique parfaite et, s’il a peut-être circulé (notamment dans des festivals Super-8), il n’a pas été diffusé à l’antenne, que les raisons soient techniques, politiques (mise en cause dans le film de la bureaucratie et des conceptions et pratiques de lutte contre les incendies qui font fi des savoirs locaux), ou les deux. Il s’inscrit d’abord dans une démarche d’expérimentation technique (l’atelier Super 8 étant rattaché au « Groupe de recherches technologiques » du SR) même si la fiche interne du SR indique aussi : « une expérimentation réalisée dans des conditions de faibles moyens techniques propres à un cinéma – ou à une Télévision – d’expression des populations locales ». Avec la télévision locale par câble, puis aujourd’hui les vidéos sur les réseaux sociaux, ce projet d’une expression directe, d’une réappropriation citoyenne des médias peut nous parler encore.
Si l’on compare ce film avec un autre film du SR (Provence : introduction à l’écologie, diffusé en août 1970 dans Un certain regard) et un reportage du Journal télévisé de la même époque (diffusé le 17 juillet 1970), le contraste est saisissant : s’opposent ici une esthétique « amateur » appuyée sur la parole des habitants, à, d’une part, un documentaire de type didactique, tourné dans le Luberon portant un discours écologiste avec de longs mouvements de caméra (la bobine de Super 8 est limitée à trois minutes), analysant le paysage d’un point de vue géologique et biologique avec l’aide de chercheurs, et, d’autre part, à un reportage très en faveur de l’action des pouvoirs publics, réalisé avec des moyens impressionnants (images d’hélicoptère, de canadairs, etc.), qui valorise sans nuance les nouvelles techniques modernes de surveillance et quadrillage des forêts (zone d’atterrissage au col des Fourches, postes de vigie à Notre-Dame des Anges et près de Marseille)…
Or, et cela contribue au caractère à la fois original, attachant et incertain d’Incendies dans les Maures, on sent chez les habitants et élus un désir de se faire entendre des citoyens et des autorités, comme s’il s’agissait d’un reportage « classique » après une catastrophe, qui va un peu à l’encontre d’une promenade dans les traditions villageoises et forestières. Tandis que la sonorisation de paysages noircis et dévastés avec de la « musique concrète » (musique produite par des machines d’enregistrement et diffusion) par N’Guyen Van Tuong (membre du Groupe de Recherche Musicale du SR) produit un effet mélancolique assez réussi, donnant une résonance sensorielle à la discussion politique qui l’apparente au documentaire poético-social. Un film qui témoigne donc, à la fois, de l’évolution de la réflexion sur les incendies, des rapports entre citoyens et médias, et d’une certaine histoire de la technique et de l’esthétique documentaires.
Vous pouvez visionner le reportage sur le site dédié de l’INA, en cliquant sur le lien suivant :
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Reportage réalisé par Jean-Paul Alphen. Durée : 27 mn, ORTF, 1970-1971.
Avec les interviews de :
– Sébastien DEMACHY, ingénieur agronome et paysagiste ;
– Jean GRANDMONT, président de l’Union des communes forestières de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur ;
– Louis PERRIN, agriculteur et secrétaire de l’association des communes forestières du Var ;
– Francis POMPONI, propriétaire ;
– Léon SENEQUIER, agriculteur et historien de La Garde-Freinet ;
– André WERPIN, maire de La Garde-Freinet et médecin.
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